Une galerie virtuelle commentée librement d’oeuvres d’art de toutes les époques
1. Raoul Hausmann, 1920
« Carrosse : voiture à quatre roues, fort commode et fort connue, couverte de cuir, de velours ou d’étoffe, et dont on se sert pour aller en ville et à la campagne » (César-Pierre Richelet, Nouveau Dictionnaire François, Genève, 1680). Confiné chez lui, Dupont-Durand tente de se distraire. Ses études pour une nouvelle cafetière à vapeur et piston ne sont pas achevées. Il moud son café pensivement. Peut-être reprendra-t-il ses recherches sur le mannequin, demeuré immobile jusqu’à présent. Quoi qu’il en soit, il a des choses à faire. Il a laissé la porte de l’atelier entrouverte. C’est le matin, tôt. La lumière est belle. A part le grincement du moulin, il n’y a aucun bruit.
2. Tintoret, 1547-1548
L’être confiné est chacun tel qu’il se voit ou plutôt tel qu’il se rencontre. Le monde n’est jamais simplement ce que je peux moi-même apprendre à partir de mon expérience propre. Il faudrait que celle-ci puisse coïncider avec celles des autres, de tous les autres. Voici : ce « il faudrait » hypothétique ou impensable est advenu. Nous sommes logés à la même enseigne que tous les autres, et eux tous disposent d’une expérience finalement semblable à la mienne. La solitude humaine est abolie par le seul partage des représentations, des émotions, des pensées. La communauté des vivants nous est devenue nécessaire comme si elle procédait de nous, et de fait notre conscience d’y appartenir pleinement s’en trouve vivifiée.
3. Johannes Vermeer, 1668-1669
Cartes, mappemondes, tapis d’orient, livres : le monde habite dans notre maison et partage notre solitude. Nous ne pouvons rejoindre le géographe : un lourd tapis de table et une tablette nous en ferment l’accès. Lui-même, confiné dans son atelier, se retire dans ses pensées. Le compas ouvert est suspendu au-dessus de la carte où tombe la vive lumière du dehors. La main prend appui sur un livre fermé. Le visage se détourne, les yeux se brouillent, perdus dans le vide. Du plus profond de notre retrait, nous participons au monde vers lequel s’envole notre conscience aux aguets. Nous sommes présents.
4. Vittore Carpaccio, 1495
Rester chez soi, dormir plus que de coutume, comme au retour d’un voyage long et pénible. Dormir ou somnoler, corps allongé, jambes étirées, bras replié sous la tête. Des ombres se glissent à travers la lumière de l’aube, comme des visiteurs imprévus, évanescents. Images oubliées, souvenirs perdus, fragments d’événements glissant à travers la mémoire. Tout peut advenir mais rien n’est jamais écrit. Dans son rêve elle est à Venise, à la fin du quinzième siècle, dans la chambre d’un palais dont les fenêtres ouvrent sur la lagune. Le petit chien dort au pied du lit. C’est l’aube.
5. Giovanni Savoldo, 1525
Me voici confiné, comme tout un chacun, seul avec moi-même. Coincé. Coincé chez moi entre la table, le lit, le miroir. Entre les objets, les vêtements, les meubles. C’est à dire entre les gestes et les silences. On peut aussi lever le bras lentement, sans se retourner, pour montrer l’image informe de soi que renvoie l’autre miroir que l’on a toujours derrière soi. Appuyé sur la table, je sais de manière définitive qu’un autre miroir, quelque part dans le monde, me révèle en morceaux, choses inconnues, fragments dispersés. Chanter ou fredonner va de soi. Et même se parler à soi-même, à voix haute et arrangée. Je reste vigilant, malgré tout.
6. Henri Matisse, 1905
On peut regarder dehors mais pas descendre dans la rue. Pourtant il fait très beau et cela donne envie d’aller se promener. Les chapeaux attendront sagement sur les chaises. On peut dessiner, peindre, accrocher nos travaux sur le mur. On peut se reposer, rêver. C’est si calme partout. La chambre, envahie de couleurs, est éclaboussée de la vive lumière du monde. Il fait chaud et tout semble flotter.
7. Gustave Caillebotte, 1876
La ville est silencieuse, les rues désertes. Quelques fiacres circulent encore pour des raisons inconnues. Il fait beau. On peut rester debout à la fenêtre dont on a ouvert les battants. Observer des signes brefs, épars, qui disent un monde en attente. Regarder sans voir, participer à l’immobilité générale. Être avec soi, avec sa pensée flottante, comme dans l’amitié du monde. Il n’y a rien à attendre, seulement être au diapason d’une rêverie discontinue. Voici le temps de la fluidité du temps, de son incomparable élasticité, de son apaisement bienveillant.
8. Sandro Botticelli, 1490-1494
Cloîtré dans son étroite cellule en marbre, derrière un rideau de grosse toile, saint Augustin écrit. Un cahier, une plume, un encrier, quelques feuilles volantes. Le matériel est très réduit, bien que des livres à rubans-fermoirs soient à sa disposition à sa droite, dans une niche. Peu de choses sont nécessaires à l’exercice : la pensée, l’imagination, la mémoire sont à l’oeuvre. Le confinement et son temps ralenti nous restituent la cordialité des pauvres choses du monde commun. C’est là où nous vivons. Cela ne nous empêche pas de soigner l’écriture, de veiller à la vérité du propos et à l’équilibre des réflexions. D’ailleurs, les essais sont nombreux, comme en témoignent les feuilles de brouillon froissées, éparpillées sur le sol.
9. Eugène Delacroix, 1824
L’égarement, la perte, l’être enfermé dans ses limites. Cette jeune femme n’a pas de nom et le lieu où elle se trouve non plus. Des êtres disparaissent et nous paraissons l’oublier. La mort, croyons-nous, ne frappe qu’ailleurs et le deuil n’est pas une bonne image. Sans doute devons-nous alors apprendre à restaurer, à rappeler, la force et la vérité des larmes, la dignité blessée de la solitude, le pouvoir sans commune mesure de l’inquiète présence au monde des êtres dépossédés.